« Marie-Galante, paradis avant liquidation ! ou Sortir du Macadam ! » : Bernard LECLAIRE emprunte la voix du blues et des griots pour dire MARIE GALANTE.
PRÉFACE DE SCARLETT JESUS.
« Marie-Galante, paradis avant liquidation ! ou Sortir du Macadam ! » :
Bernard LECLAIRE emprunte la voix du blues et des griots pour dire MARIE GALANTE.
"La poésie est mémoire baignée de larmes"
Miguel Angel Asturias,
"Châtiment des profondeurs", 1966.
« Sortir du macadam », c’est se détourner d’une voie dans laquelle on
se sent englué, abâtardi, aliéné. C’est se séparer d’une communauté dans
laquelle on ne se reconnait pas pour, comme le fit le nég mawon quittant
l’habitation, s’installer endeyó, entrer enrézistans.La métaphore qui est ici utilisée pour donner son
titre au livret poétique de Bernard Leclaire indique clairement une voie à
suivre : celle d’une rupture
Bernard Leclaire se positionne donc ouvertement dans la tradition
d’une poésie engagée. Celle du Cahier d’un retour au pays nataldans lequel Aimé Césaire brosse le portrait d’un nègre soumis, « le très bon nègre », qui se redresse et se
révolte. Une poésie engagée qui met en scène la figure emblématique brossée
par Jacques Roumain dans Bois d’Ebène, en 1945, celle du Rebelle
incarnant à lui seul l’espoir d’un avenir meilleur :
Nègre, colporteur de révolte,
Tu connais tous les chemins du monde…
Mais quand donc, ô mon peuple […]
Reconnaîtrai-je la révolte de
tes mains ?
Comme Césaire le fit pour la Martinique, Jacques Roumain pour
Haïti ou, avant Bernard Leclaire, Guy Tirolien pour Marie-Galante dans
Balles d’Or en 1961, chacun de ces poètes monte au combat par amour pour son
pays natal. Pour Bernard Leclaire, c’est bien en raison de cet amour
qu’explose, à travers un cri de douleur d’une rare violence, une colère
longtemps contenue. L’urgence de la situation le contraint de renoncer à
chanter les charmes d’une nature enchanteresse, pour déplorer la déchéance dans
laquelle se trouve son île. Exactement comme le fit le poète chilien Pablo
Neruda, écrivant en 1938 dans L’Espagne au cœur :
Vous me demandez pourquoi ma
poésie
Ne parle pas du songe, des feuilles,
Des grands volcans de mon pays natal ?
Avec Bernard Leclaire donc, le Poète est « celui qui dit non » à un monde dans lequel
il ne se reconnait plus, un monde qui fait de lui un être dénaturé, aliéné.
Au réquisitoire qu’il dresse à l’égard d’une société en décomposition, il
oppose des valeurs de vie qui seules permettront à une communauté réunifiée de
reconquérir, avec sa liberté, sa dignité. Car un puissant désir
orphique l’habite, celui de « changer le monde » par sa parole éclairante, comme le disait un autre poète
rebelle, Rimbaud.
Pour satisfaire à cette ambition élevée qui se double d’une vision
prophétique concernant l’avenir, un « haut langage » s’impose.
Il relèvera tantôt de l’épopée, tantôt du registre sacré.
Dans le premier long poème, intitulé « Hommage à Alonzo », Bernard Leclaire
s’empare d’un personnage ayant réellement existé. Avec lui, il entreprend
d’écrire l’Histoire de Marie-Galante, une histoire longtemps occultée. Il
confie à ce personnage dont il fait son porte-parole le rôle d’incarner à lui
seul l’identité de toute une communauté. Afin d’en assurer la cohésion.
C’est donc avec fierté que celui-ci se présente, « Moi Alonzo fils rebelle ». La mémoire des
Marie-Galantais a retenu en effet que Saint-Jean Alonzo, ancien esclave
illettré, fut considéré comme le meneur des troubles ayant éclaté à Pirogue
lors des élections législatives de juin 1949. Et qu’il fut, pour ce motif,
condamné avec 42 autres rebelles. Dans un long monologue, Alonzo exprime sa douleur
et sa colère face aux générations actuelles qui ont renoncées à suivre son
engagement. Il les exhorte à reprendre le flambeau pour atteindre l’idéal qu’il
poursuivait :
Ensemble faisons tous le
pèlerinage
De l’impossible et de l’inimaginable
A la menace implicite qui clôt son discours évoquant le châtiment
d’une « possible et rude colère », succède un second monologue, celui de l’Ile.
Personnifiée, celle-ci devient une figure allégorique incarnant la Terre-mère.
A sa présentation, « Moi, Marie-Galante», succèdent des litanies destinées à décliner ses différentes
qualités :
Femme rebelle
Femme debout
Femme fiel
Femme mamelle, etc...
Procédant alors à une mise en scène plus dramatique que
précédemment, le Poète opère un double renversement. Marie-Galante « la Gracieuse » se transforme d’abord
en Furie. Son monologue donne lieu ensuite à un second procès dans lequel la
population de Marie-Galante est à nouveau mise au banc des accusés. Mais
non plus cette fois pour des actes de rébellion. Pour s’être complu au
contraire dans le « néant », le « vide », la « division », le « déshonneur ». Le registre épique impose des oppositions contrastées entre le
Bien et le Mal, des simplifications ainsi que des exagérations visant à
renforcer l’horreur et le dégoût que suscite le spectacle donné à voir.
Aux accusations succèdent, pour venger la profanation dont ont été victimes les
morts, une série d’imprécations appelant la malédiction sur les coupables.
La péroraison s’achève sur une menace réitérée, d’autant plus
forte qu’utilisant la seconde personne elle cesse d’être générale pour
s’adresser personnellement à tout un chacun.
Si le jazz est l’expression
musicale inventée par les esclaves de la Nouvelle Orléans dont
Marie-Galante, « Terre de bues », se réclame, nous retrouvons également dans l’écriture
poétique de Bernard Leclaire des dissonances et des ruptures de rythmes qui
l’évoquent. Toutefois, à la différence des « subtils glissandos » de la trompette de
Satchmo évoqués par Guy Tirolien, ce sont plutôt des stridences qui se
font entendre dans les vers de Bernard Leclaire. Des stridences qui sont
indissociables des claquements de tambour d’un Ka. Martelant de façon répétitives certains propos, déroulant des
improvisations toujours en équilibre instables, ou suspendant le déroulé des
mots par la pause d’une simple conjonction détachée : « Et » ou « Mais ».
Ces partis-pris à la fois littéraires et musicaux font
l’originalité et l’intérêt d’une écriture que l’on pourrait qualifier de
« Poétique des griots ». Une poétique mêlant
Histoire et Mythe, écriture et oralité, images poétiques et injonctions. Nous
retrouvons ces partis-pris dans le second poème du recueil, « Congo de mon île » qui débute, lui aussi,
par une prise de parole à la première personne du Congo : « Je suis le Nègre dernier ». Derniers arrivés sur
l’île après l’abolition de l’esclavage, les Congolais, comme les Indiens venus
d’’Inde un peu plus tard, ont été méprisés et ont éprouvé des difficultés à
s’intégrer à la population. La situation d’énonciation choisie ici permet à ce
Congo d’évoquer son histoire personnelle avant d’englober dans un « Nous » généralisant toute une
communauté.
Le ton prend des allures bibliques, parfois même prophétiques (« La fin d’un monde est proche »), recourant volontiers à l’assertion, à l’injonction, à
l’aphorisme imagé,
Il n’y a pas d’arbre sans écorce
L’écorce ne fait pas l’arbre
ou revenant avec insistance sur la notion du temps écoulé,
de manière incantatoire :
Il a fallu du temps
Beaucoup de temps
Trop de temps
Jusqu’à pas longtemps encore
Bernard Leclaire s’autorise même à utiliser, en la détournant
de sa signification première, l’image de la « Bête immonde » pour rendre plus
saisissant le constat –celui-là même qui parut en février 2009, dans le « Manifeste des 9 »-, de ce à quoi a conduit le libéralisme économique : « non pas épuration ethnique comme ce fut le cas pour le nazisme, mais bien
à une sorte « d’épuration éthique » (entendre : désenchantement,
désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de tout le fait humain ».
S’est alors posée au Poète la question : comment sortir
Marie-Galante du « macadam » ?
Aimé Césaire aurait certainement répondu : « Cela ne peut signifier qu’une
chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est
venue d’abandonner toutes les vieilles routes. »
Abandonner les vieilles routes bitumées et sans espoir pour
emprunter des chemins de travers grand ouverts sur des imaginaires poétiques.
Avec les figures poétiques d’Alonzo et du Congo de Marie-Galante,
Bernard Leclaire libère un imaginaire dans lequel « le politique [se trouve] enchanté par l’utopie », comme le préconisaient les Neuf. Il croît qu’il est
possible de réveiller les consciences ; et que l’on peut agir
collectivement pour changer le monde.
Ensemble faisons tous le pèlerinage
De l’impossible et de l’inimaginable
Cette confiance peut également se lire dans le troisième poème du
recueil, « Marie Galante », qui exprime la dévotion que le
Poète ressent envers le pays qui l’a vu naître. Réduit à dix-sept vers, il se
présente sous une forme rappelant les litanies que le croyant adresse à la
Vierge Marie. Ce « pays », précédé de l’article défini
(« le »), se voit complété par une série de compléments qui en
précisent le sens, accompagnés d’un possessif à la première personne.
L’évocation amplifiée de ce « mien pays » renvoie (et construit tout
à la fois) à un imaginaire qui, s’il prend racine dans le passé (la terre des
ancêtres), tend vers une liberté à conquérir et à faire respecter, comme
l’indique le dernier vers.
Enfin, les deux dernières pièces se présentent comme les deux
versions différentes (l’une en français, l’autre en créole) d’un même poème « Aller à veau l’eau ». Ce titre reprend
l’idée de la faillite d’une société qui va à sa perte, idée qui traverse tout
le recueil dans son double titre « Marie-Galante, Paradis avant
liquidation ! ou sortir du Macadam ! ».
L’héritage laissé par la
mainmise consécutive à l’esclavage puis au colonialisme comporte deux volets,
l’un économique, le capitalisme, l’autre idéologique, la religion catholique
qui prône soumission et acceptation des souffrances ici-bas, en attente d’une
vie meilleure dans l’au-delà. Il semble donc parfaitement cohérent qu’à
un poème écrit dans la langue de la puissance dominante, le français, succède
un poème qui s’en émancipe et revendique une langue à soi, forgée par les
ancêtres durant la période de l’esclavage. Le « face-à-face » ou
diptyque que constituent ces deux versions d’un même texte sont loin d’être une
pure traduction (dont on se demande d’ailleurs quelle serait la version
originale). Elles rendent compte de deux façons d’appréhender le monde.
De
façon abstraite, pour l’une, à l’aide d’images renvoyant à la Bible (évocations
de la Genèse et de l’Apocalypse en particulier) et aux chefs d’œuvres
d’une culture dite engagée (Les Tragiques d’Agripa d’Aubigné ou encore Les Châtiments de Victor Hugo). Et, pour
l’autre, une langue qui puise ses référents dans son environnement, où
« l’arbre » n’est pas n’importe quel spécimen, mais un « pyébwa », ou « ma
terre » ne se contente pas d’être une référence particulière, mais
véhicule à travers l’expression « Péyi an-mwen », la charge affective d’un lien
détenteur d’une identité. Perpétuer la mémoire des ancêtres c’est, de
façon métaphorique en français faire « sonner » et
« claquer » les noms de ses martyrs, tandis que le dire en créole,
c’est faire entendre tout à la fois des bruits concrets (« nom dyo sé kloch-légliz ») et les souffrances endurées (« sé fwèt »). Si la désignation du
Capitalisme, « Bondyé-Lajan », évoque le culte du veau d’or qui suscita la colère
de Moïse, le Poète se sent investi, lui aussi, d’une mission supérieure, qui
n’est pas simplement devoir de mémoire mais aussi réparation. C’est avec
une rare violence que le créole exprime cette idée, n’hésitant pas, là où le
français se contente de dénoncer « l’ignominie », à avoir recours à
la malédiction (« Malédisyon !...
Malédisyon !Pou tou séla ki chwazi maké nou si do konsidiré nou té ké zannimo »). A ce « Moi » justicier qui se dresse, tel
le bras armé de Dieu, répond dans la même langue « Papa–Bondié an mwen » ; un « Gran-nonm », bien différent de
l’image traditionnelle du « Grand Barbu ». Celui-ci réitère la malédiction émise précédemment,
malédiction qui sera suivie d’une Apocalypse, la « liquidation » annoncée par le titre,
dans « on gran tonnèdidyé ». Après quoi s’ouvrira une
nouvelle page du grand Livre de la Création…
Le titre du recueil poétique de Bernard Leclaire « Marie-Galante, paradis avant liquidation ! ou Sortirdu Macadam ! », se présente comme une bannière largement déployée sur
laquelle peuvent se lire, sous la forme de deux slogans, une menace et une
injonction. Les points d’exclamation témoignant tout à la fois d’un élan et
d’une émotion. C’est donc bien une œuvre ambitieuse dans ses intentions
(« ramener à la raison » ses compatriotes avant qu’il ne soit trop
tard), et courageuse dans ses propos puisque l’auteur y expose ouvertement son
engagement politique. De fait, une telle entreprise relève d’un devoir de
mémoire qui s’inscrit dans une tradition, celle –orale- des griots.
Le Poète se
veut dépositaire d’une mémoire collective, celle de tout un peuple, en vue
d’alimenter une Histoire qui reste à écrire. Marie-Galante eut ses propres
martyrs qu’il convient de ne pas laisser dans l’oubli mais de célébrer dans une
langue enflammée. Car ce recueil poétique témoigne aussi d’une écriture
poétique spécifique, une écriture caractéristique d’une antillanité. Elle
relève d’une esthétique héritée d’Aimé Césaire et de la Négritude, reconnaissable
à la violence de la révolte qui l’anime et à l’inventivité de son langage
poétique.
Bernard Leclaire nous offre une œuvre puissante et puissamment
poétique en raison de l’imaginaire sur lequel elle s’ouvre. Non pas destinée à
une jouissance solitaire, mais ouverte sur un avenir où parole poétique et praxis vont de pair. Ainsi Bernard
Leclaire pourrait-il retourner les propos émis par Saint-John Perse lorsque
celui-ci décrétait dans son Discours de Stockholm:« C’est assez pour le poète
d’être la mauvaise conscience de son temps. »
-« Awa ! Awa ! ».
Alors, aurions-nous entre les mains un Contre Saint-John
Perse ?...
Peut-être pas. Mais nous avons bien là, assurément, une œuvre de
combat. Une œuvre qui ne laissera personne indifférent.
Scarlett JESUS, 20 septembre 2013.
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